Mardi 14 décembre
A bord du Dallas
« Ivan le Fou ! cria Jones, assez fort pour se faire entendre du central. Il vient à droite !
— Commandant ! » Thompson répéta l’avertissement.
« Stoppez tout ! ordonna aussitôt Mancuso. Régime silence absolu ! »
A mille mètres devant le Dallas, le Soviétique venait d’effectuer un grand virage à droite. Il le faisait plus ou moins toutes les deux heures, depuis qu’ils avaient réacquis le contact, mais pas assez régulièrement pour que le Dallas pût s’installer dans une routine confortable. Celui qui commande cette grosse bête sait ce qu’il fait, songea Mancuso. Le sous-marin lance-engins soviétique traçait un cercle complet, afin de détecter au sonar si quelqu’un se cachait dans son cône de silence.
La contre-manœuvre était plus que difficile – elle était dangereuse, surtout comme Mancuso la faisait. Quand Octobre rouge changeait de route, son arrière tournait dans la position opposée au nouveau cap, comme tous les navires. Il dressait donc un mur d’acier sur la route du Dallas pendant la première partie du virage, et un sous-marin d’attaque de sept mille tonnes avait besoin de beaucoup de place pour s’immobiliser.
Le nombre exact de collisions survenues entre des sous-marins américains et soviétiques demeurait un secret jalousement gardé, mais l’existence même de ces collisions n’en était pas un. Une tactique typique des Russes, pour forcer les Américains à garder leurs distances, consistait à tourner d’une certaine manière, qu’on appelait « Ivan le Fou » dans la marine américaine.
Pendant les premières heures de tenue de contact, Mancuso avait pris soin de garder ses distances. Il avait observé que le sous-marin ne tournait pas vite. Il manœuvrait plutôt tranquillement, et semblait monter de vingt ou trente mètres pendant la manœuvre, en s’inclinant comme un avion. Mancuso soupçonnait le commandant de ne pas employer toute sa manœuvrabilité – astuce fort intelligente, qui permettait au commandant de garder en réserve certaines possibilités pour bénéficier ensuite d’un effet de surprise. Ces faits donnaient au Dallas une marge suffisante pour suivre Octobre rouge de très près, et pouvoir couper la vitesse et se laisser glisser de telle manière qu’il évitait de justesse l’arrière du Russe. Il devenait très fort à ce petit jeu-là – un peu trop fort, chuchotaient ses officiers. La dernière fois, ils n’avaient manqué les hélices du Russe que de cent cinquante mètres à peine. Le vaste cercle du contact lui faisait faire un tour complet autour du Dallas, tandis que celui-ci reniflait la queue de sa proie.
La partie la plus dangereuse de la manœuvre consistait donc à éviter l’abordage, mais ce n’était pas la seule. Le Dallas devait également rester invisible sur les systèmes sonar passifs de son adversaire. Pour cela, les ingénieurs devaient réduire la puissance de leur réacteur S6G à une minuscule fraction de ses possibilités. Heureusement, le réacteur pouvait marcher à cette allure sans pompe de refroidissement, puisque le refroidisseur pouvait être activé par le circuit de convection normale. Quand les turbines de vapeur s’arrêtaient, tous les bruits de propulsion cessaient totalement. De plus, une consigne de silence très stricte était appliquée à bord. Aucune activité susceptible de provoquer du bruit n’était admise à bord du Dallas, et l’équipage prenait l’affaire tellement au sérieux que même les conversations ordinaires à table s’arrêtaient. « La vitesse diminue, annonça le lieutenant de vaisseau Goodman. » Mancuso décida que cette fois le Dallas ne risquait pas l’abordage, et il se rendit au local sonar.
« Le but est en train de venir à droite, déclara doucement Jones. Devrait être dégagé. Distance de son arrière, peut-être deux cents mètres, ou un poil moins... Oui, nous sommes dégagés, à présent, le relèvement change plus rapidement. Les bruits de vitesse et de moteurs sont constants. Un lent virage à droite. » Jones aperçut son commandant du coin de l’œil, et se retourna pour hasarder une observation. « Commandant, ce type avait vraiment confiance en lui. Je veux dire, vraiment confiance.
— Expliquez-vous, répondit Mancuso, avec le sentiment de sans doute connaître la réponse.
— Commandant, il ne réduit pas l’allure comme nous, et nous tournons beaucoup plus facilement que lui. On dirait presque... qu’il fait cela par habitude, vous voyez ? Comme s’il était pressé d’arriver quelque part, et qu’il ne pensait pas qu’on puisse le suivre... Attendez... ouais, bon, il vient de changer de cap, maintenant, il s’écarte sur tribord, disons un demi-mille... Toujours le coup du virage lent. Il va recommencer à tourner autour de nous. Commandant, s’il sait qu’il a quelqu’un derrière lui, il a un sang-froid incroyable. Qu’en pensez-vous, Frenchie ? »
Le chef opérateur sonar Laval secoua la tête. « Il ne sait pas que nous sommes là. » Le chef ne voulait rien dire d’autre. Il jugeait la filature rapprochée de Mancuso téméraire. Ce type avait de l’estomac, pour jouer ainsi avec un 688, mais au moindre cafouillage, il se retrouverait sur la plage avec un seau et une pelle.
« Il passe sur tribord. Aucune émission sonar. » Jones prit sa calculatrice et effleura quelques touches. « Commandant, avec cette amplitude angulaire du virage et à cette vitesse, la distance actuelle est d’environ trois cents mètres. Croyez-vous que cette curieuse propulsion fausse un peu le jeu de son gouvernail ?
— Possible. » Mancuso prit un jeu d’écouteurs et les brancha pour écouter.
C’était le même bruit. Une sorte de froufrou, et toutes les quarante ou cinquante secondes, un curieux ronflement à basse fréquence. De si près, ils pouvaient également entendre le gargouillement et la vibration de la pompe du réacteur. Il y eut un bruit métallique, peut-être un cuisinier déplaçant une casserole sur une grille de fourneau. Pas très silencieux, ces sous-mariniers. Mancuso sourit. Il avait l’impression d’être un cambrioleur à l’affût, si près d’un sous-marin ennemi – non, pas un ennemi, pas vraiment – qu’il entendait tout. Dans de meilleurs conditions acoustiques, ils auraient pu entendre les conversations. Pas assez bien pour les comprendre, bien sûr, mais comme dans une réception, quand on écoute le brouhaha d’une vingtaine de convives.
« Ils passent derrière et tournent toujours. Son rayon de giration doit être d’au moins trois cents mètres, estima Mancuso.
— Oui, commandant. Plus ou moins cela.
— Il ne peut pas jouer de sa barre à fond, vous avez raison, Jonesy, il est sacrement désinvolte. Hum, il paraît que les Russes sont tous paranoïaques – mais pas ce gars-là. » Tant mieux, se disait Mancuso.
S’il devait entendre le Dallas, ce serait maintenant, avec leur sonar d’étrave littéralement pointé sur eux. Mancuso ôta les écouteurs pour entendre ce qui se passait sur son bâtiment. Le Dallas était un tombeau. L’expression « Ivan le Fou » avait circulé, et en quelques secondes l’équipage entier avait réagi. Comment récompense-t-on tout un équipage ? se demanda Mancuso. Il savait qu’il leur imposait un rythme très dur, parfois trop dur – mais, bon Dieu ! Ils savaient se donner !
« Il est à bâbord, reprit Jones. Par le travers gisement 270, vitesse deux-sept-zéro ; vitesse inchangée, peut-être un peu plus rapide, distance environ quatre cents mètres, je crois. » L’opérateur prit un mouchoir dans sa poche revolver et s’essuya les mains.
Il y a une sacrée tension, se disait le commandant, mais on ne le dirait pas, à écouter ce gosse. Tout le monde à bord se comportait en professionnel.
« Il est passé à bâbord, et je crois que sa manœuvre est terminée. Je vous parie qu’il a repris le cap un-neuf-zéro. » Jones releva la tête en souriant. « On a encore réussi, commandant.
— Okay. C’est du bon boulot, les gars. » Mancuso regagna le central. Tous ses officiers l’y attendaient. Le Dallas était comme mort dans l’eau, et descendait lentement, avec son assiette légèrement négative.
« Remettez les moteurs en route. Montez lentement à treize nœuds. » Quelques secondes plus tard, un bruit presque imperceptible s’éleva, comme le réacteur prenait de la puissance. Un moment après, le loch grimpa. Le Dallas était de nouveau en route.
« Attention à tous, ici le commandant », annonça Mancuso au téléphone de communication générale. Les haut-parleurs étaient débranchés, et ses paroles allaient être retransmises par les hommes de quart dans tous les compartiments. « Ils sont passés autour de nous sans nous repérer. Bravo à tous. Nous pouvons souffler à nouveau. » Il raccrocha. « Goodman, reprenez la tenue de contact.
— Oui, commandant. A gauche cinq.
— La barre est cinq à gauche. » L’homme de barre manœuvrait tout en répétant l’ordre. Dix minutes plus tard, le Dallas avait repris son poste derrière son but.
Un réglage de tir fut mis en place en permanence. Les torpilles Mark 48 auraient à peine le temps de s’armer avant d’atteindre le but en vingt-neuf secondes.
Au ministère de la Défense à Moscou
« Comment te sens-tu, Micha ? »
Mikhail Semyonovitch Filitov quitta des yeux une énorme pile de documents. Il paraissait encore congestionné et fiévreux. Dmitri Ustinov, ministre de la Défense, s’inquiétait pour son vieil ami. Il aurait dû rester encore quelques jours à l’hôpital, comme le lui conseillait le médecin. Mais Micha n’avait jamais su suivre les conseils, seulement les ordres.
« Je me sens bien, Dmitri. On se sent toujours bien quand on quitte l’hôpital... même si on est mort. » Filitov sourit.
« Tu as encore l’air malade, observa Ustinov.
— Ah ! A notre âge, on a toujours l’air malade. Tu bois quelque chose, camarade ministre de la Défense ?
— Tu bois trop, mon ami, protesta Ustinov.
— Je ne bois pas assez, au contraire. Un peu plus d’antigel, et je n’aurais pas pris froid la semaine dernière. » Il remplit à demi deux godets, et en tendit un à son visiteur. « Tiens, Dmitri, il fait froid dehors. »
Les deux hommes trinquèrent, burent une gorgée du liquide transparent, et soufflèrent des « Ah ! » explosifs.
« Je me sens déjà mieux. » Filitov avait un rire enroué. « Dis-moi, qu’est devenu ce Lituanien renégat ?
— Nous ne sommes pas encore sûrs, dit Ustinov.
— Pas encore ? Et maintenant, peux-tu me dire ce qu’il t’avait écrit ? »
Ustinov but une nouvelle gorgée avant d’expliquer. Quand il eut fini son récit, Filitov se tenait appuyé en avant sur sa table, atterré.
« Par la sainte mère de Dieu ! Et on ne l’a pas encore retrouvé ? Combien de têtes sont tombées ?
— L’amiral Korov est mort. Le KGB l’a arrêté, bien sûr, et il est mort peu après d’une hémorragie cérébrale.
— Une hémorragie de neuf millimètres, j’imagine, observa froidement Filitov. Combien de fois l’ai-je répété ? A quoi nous sert cette saloperie de marine ? Allons-nous nous en servir contre la Chine ? Ou contre les armées de l’OTAN qui nous menacent – non ! Combien de roubles gaspillons-nous à construire et alimenter ces jolies barques pour Gorchkov, et quels avantages en retirons-nous – rien du tout ! Et maintenant qu’il perd un sous-marin, toute sa saloperie de flotte est incapable de remettre la main dessus. Heureusement que Staline n’est plus là pour voir cela ! »
Ustinov acquiesça. Il était assez vieux pour se rappeler ce qui arrivait à quiconque rendait compte d’autre chose qu’un succès total. « De toute façon, Padorine a peut-être sauvé sa peau. Il avait posté une taupe supplémentaire sur le sous-marin.
— Padorine ! » Filitov but une nouvelle gorgée. « Cet eunuque ! Je ne l’ai rencontré que... quoi, trois fois. Un vrai pisse-froid, même pour un commissaire. Il ne rit jamais, même quand il boit. Tu parles d’un Russe. Comment expliques-tu, Dmitri, que Gorchkov garde autant de vieux cons autour de lui ? »
Ustinov sourit derrière son godet. « Pour la même raison que moi, Micha. » Les deux hommes se mirent à rire.
« Alors, comment le camarade Padorine va-t-il sauver nos secrets et sa propre peau ? En inventant une machine à remonter le temps ? »
Ustinov expliqua l’affaire à son vieil ami. Il n’y avait pas beaucoup d’hommes avec qui le ministre de la Défense pût parler en toute confiance et liberté. Filitov percevait une pension de colonel de blindés et continuait à arborer fièrement son uniforme. Il avait affronté le combat pour la première fois au quatrième jour de la Grande Guerre patriotique, lors de l’invasion fasciste à l’est. Le lieutenant Filitov les avait rencontrés au sud-est de Brest-Litovsk avec une troupe de tanks T-34/76. Bon officier, il avait survécu à son premier assaut contre les panzers de Guderian, s’était replié en bon ordre, et avait mené une action mobile permanente plusieurs jours avant de se trouver coincé dans le grand siège de Minsk. En se battant il était parvenu à sortir de ce piège, et ensuite d’un autre à Vyasma, puis il avait commandé un bataillon à la tête de la contre-attaque de Zhukov, dans la banlieue de Moscou. En 1942, Filitov avait pris part à la désastreuse contre-offensive vers Kharkov mais cette fois encore avait pu s’échapper, à pied, entraînant les restes vaincus de son régiment à l’écart de cette horrible fournaise sur le Dniepr. Avec un autre régiment, plus tard dans la même année, il avait conduit l’attaque qui avait écrasé l’armée italienne sur le flanc de Stalingrad, et encerclé les Allemands. Blessé deux fois pendant cette campagne, Filitov avait acquis la réputation d’un commandant servi par la chance aussi bien que par sa valeur. La chance toutefois l’avait quitté à Koursk, où il s’était battu contre la division SS Das Reich. A la tête de ses hommes dans un furieux combat de tanks, Filitov et son véhicule étaient tombés dans une embuscade de mortiers de quatre-vingt-huit millimètres. Qu’il eût survécu était un miracle. Son torse portait encore les cicatrices de son tank en feu, et son bras droit en était resté presque inutilisable. Cela suffisait à retirer du service un commandant d’attaque tactique qui avait gagné la médaille d’or du Héros de l’Union soviétique à trois reprises, ainsi qu’une douzaine d’autres décorations.
Après des mois de navette entre plusieurs hôpitaux, il était devenu représentant de l’Armée rouge dans les usines d’armement que l’on avait repliées dans l’Oural, à l’est de Moscou. L’énergie qui avait fait de lui un combattant hors pair allait en fin de compte servir encore mieux l’Etat sur l’arrière. Organisateur né, Filitov apprit à être impitoyable avec les directeurs d’usines pour leur faire améliorer la production, et à cajoler les ingénieurs concepteurs pour les inciter à intégrer dans leurs produits ces petits changements parfois essentiels qui permettent de sauver les troupes et de gagner les batailles.
C’était dans ces usines que Filitov et Ustinov s’étaient rencontrés, le vétéran de la première ligne et l’apparatchik bourru que Staline avait chargé de faire produire assez d’armes pour refouler l’envahisseur détesté. Après quelques heurts, le jeune Ustinov avait dû reconnaître que Filitov ignorait totalement la peur, et qu’il ne se laissait pas intimider lorsqu’étaient en jeu des questions de contrôle de qualité ou d’efficacité de combat. Au milieu d’une discussion enflammée, Filitov avait littéralement traîné Ustinov dans la tourelle d’un tank, et lui avait imposé un cours d’entraînement au combat pour lui faire comprendre l’importance du problème. Ustinov n’avait pas besoin de se faire répéter les choses deux fois, et ils n’avaient pas tardé à devenir amis. Il ne pouvait manquer d’admirer le courage d’un soldat qui pouvait dire non au commissaire du peuple aux armements. Vers le milieu de 1944, Filitov faisait partie de son équipe permanente, en tant qu’inspecteur spécial – en bref, homme de main. Quand survenait un problème dans une usine, Filitov s’en chargeait, et rapidement. Ses trois médailles d’or et les traces invalidantes de ses blessures suffisaient habituellement à convaincre les directeurs à changer d’attitude – et sinon, Micha avait une voix tonnante et un vocabulaire à faire blêmir un sergent.
Filitov n’était jamais devenu un dignitaire du Parti, et il pouvait donc donner à son patron toute l’énergie d’un homme de terrain. Il continuait à suivre de très près la conception des tanks et leur production, prenant souvent un prototype ou un modèle choisi au hasard sur la chaîne de fabrication, afin de lui faire subir un essai par une équipe de vétérans sélectionnés, et de voir lui-même si tout marchait bien. Bras infirme ou non, il gardait la réputation d’être l’un des meilleurs tireurs d’Union soviétique. Mais il restait un homme simple. En 1965, Ustinov avait cru faire une bonne surprise à son ami en lui offrant des étoiles de général, et la réaction de Filitov l’avait un peu fâché – il ne voulait pas de ces étoiles qu’il n’avait pas gagnées sur le champ de bataille, car celles-là seules comptaient. Remarque peu politique s’il en était, car Ustinov arborait l’uniforme de maréchal de l’Union soviétique, mérité par son seul travail au sein du Parti et sa gestion industrielle, mais elle prouvait néanmoins que Filitov était un véritable Homme Nouveau soviétique, fier de ce qu’il était, et conscient de ses limites.
Quel malheur, songeait Ustinov, que Micha ait eu si peu de chance à part cela. Il avait épousé une femme charmante, Elena Filitova, qui dansait des petits rôles au Kirov quand le jeune officier l’avait connue. Ustinov se souvenait d’elle avec une trace d’envie ; elle avait été la parfaite épouse de soldat. Elle avait donné à l’Etat deux beaux fils. Tous deux étaient morts, désormais. L’aîné avait péri en 1956, jeune cadet expédié en Hongrie à cause de sa loyauté politique, et tué par des contre-révolutionnaires avant même l’âge de dix-sept ans. C’était un soldat, qui avait pris un risque de soldat. Mais le plus jeune avait trouvé la mort dans un accident d’entraînement, déchiqueté par un mécanisme de culasse défectueux sur un tank T-55 neuf, en 1959. Un malheur terrible. Et Elena était morte peu après, de chagrin plus que d’autre chose. Dommage.
Filitov n’avait pas tellement changé. Il buvait trop, comme bien des soldats, mais il restait un buveur calme. Vers 1961, Ustinov s’en souvenait, il s’était mis au ski de fond. C’était bon pour sa santé et cela l’épuisait, ce qu’il souhaitait vraiment, sans doute, ainsi que la solitude. Mais il savait encore écouter. Quand Ustinov avait une nouvelle idée à lancer au Politburo, il commençait habituellement par l’essayer sur Filitov pour voir sa réaction. Dépourvu de sophistication, Filitov était cependant un homme d’une exceptionnelle finesse, doué d’un instinct de soldat pour trouver les faiblesses et exploiter les forces. Comme officier de liaison, il n’avait pas son pareil. Peu d’hommes vivants avaient gagné trois médailles d’or sur le champ de bataille. Cela lui valait l’attention et le respect d’officiers qui lui étaient supérieurs.
« Eh bien, Dmitri Fedorovich, penses-tu que ça pourrait marcher ? Est-ce qu’un homme seul peut détruire un sous-marin ? demanda Filitov. Tu connais les bombes, moi pas.
— Bien sûr. C’est une question mathématique. Il y a suffisamment d’énergie dans une bombe pour faire fondre le sous-marin.
— Et que deviendra notre homme ? » insista Filitov. Resté l’homme de première ligne, inévitablement, il allait s’inquiéter d’un brave, seul en territoire ennemi.
« Nous ferons de notre mieux, bien sûr, mais il n’y a guère d’espoir.
— Il faut le sauver, Dmitri ! Tu l’oublies, les jeunes de cette trempe ont une valeur bien supérieure à leurs actions, ce ne sont pas de simples machines accomplissant leur tâche. Ce sont des symboles pour d’autres jeunes officiers et, vivants, ils valent cent nouveaux tanks ou sous-marins. C’est comme ça, le combat, camarade. Nous l’avons oublié – et regarde ce qui se passe en Afghanistan !
— Tu as raison, mon ami, mais... à quelques centaines de kilomètres seulement de la côte américaine, et peut-être même pas ?
— Puisque Gorchkov nous parle tellement de ce que peut faire sa marine, eh bien ! qu’il s’en charge ! » Filitov se versa une nouvelle rasade. « Encore un, je crois.
— Tu ne vas pas repartir skier, Micha ? » Ustinov remarquait qu’il prenait souvent des forces avant de partir en voiture vers les forêts, à l’est de Moscou. « Je ne le permettrai pas.
— Pas aujourd’hui, Dmitri, je te le promets – je crois pourtant que cela me ferait du bien. Aujourd’hui, je vais aller au banya prendre un bain de vapeur, et transpirer les poisons incrustés dans ma vieille carcasse. Tu viens avec moi ?
— J’ai beaucoup de travail.
— Le banya te ferait du bien », insista Filitov. C’était peine perdue, ils le savaient tous deux. Membre de la « noblesse », Ustinov ne s’abaissait pas à fréquenter les bains publics. Micha n’avait point tant de prétentions.
Le Dallas
Vingt-quatre heures exactement après la réacquisition d’Octobre rouge, Mancuso rassembla les officiers supérieurs au carré. La situation s’était un peu stabilisée. Mancuso avait même réussi à intercaler deux périodes de sommeil de quatre heures dans cette longue traque, et il se sentait redevenir vaguement humain. Ils avaient maintenant le temps d’établir une image sonar précise de leur gibier, et l’ordinateur affinait une classification de signature qui serait envoyée aux autres SM d’attaque de la flotte d’ici peu de semaines. En le suivant de si près, ils avaient relevé un modèle très exact des caractéristiques sonores du système de propulsion et, grâce aux tours complets effectués toutes les deux heures, ils avaient également pu construire une image des dimensions du SM et de ses spécifications de propulsion.
Le commandant en second, Wally Chambers, agitait son crayon comme une baguette de chef d’orchestre. « Jonesy a raison. C’est le même réacteur que les Oscars et les Typhons. Ils l’ont assourdi, mais les caractéristiques globales de signature sont pratiquement identiques. La question est : qu’est-ce qui le fait marcher ? On dirait que les hélices tournent dans une conduite, ou qu’elles sont voilées. C’est peut-être un support directionnel avec un collier, ou bien un genre de système de tunnel. Est-ce que nous n’avons pas expérimenté cela, à un moment ?
— Il y a longtemps, répondit l’ingénieur Butler. J’en ai vaguement entendu parler quand j’étais à Arco. Cela n’a pas marché, mais j’oublie pourquoi. En tout cas, les bruits de propulsion sont vraiment atténués. Mais ce grondement... bon, c’est un genre d’harmonie... mais quoi ? Sans cela, vous savez, nous ne l’aurions jamais repéré.
— C’est possible, admit Mancuso. Jonesy dit que le traitement du signal filtrait ce bruit presque totalement, presque comme si les Soviétiques savaient ce que fait SAPS, et qu’ils avaient conçu un système spécial pour en tirer parti. Mais c’est difficile à croire. » L’assemblée exprima son accord sur ce point. Tout le monde connaissait les principes de fonctionnement de SAPS, mais il n’existait sans doute pas cinquante personnes, dans tout le pays, capables d’expliquer vraiment le système dans ses détails.
« Nous sommes bien d’accord qu’il s’agit d’une grosse bête ? » demanda Mancuso.
Butler acquiesça. « Impossible de mettre un groupe moteur pareil dans une coque d’attaque. Et surtout, il se comporte en grosse bête.
— Pourrait être un Oscar, suggéra Chambers.
— Non. Pourquoi envoyer un Oscar si loin au sud ? L’Oscar est une plate-forme antinavires. Hum hum, ce type conduit une grosse bête. Il a pris la Route numéro un à la même vitesse que celle qu’il a en ce moment – et ça, c’est un comportement de sous-marin lance-engins, conclut Mannion. Que manigancent-ils donc, avec toute cette autre activité ? Voilà la vraie question. Ils essaient peut-être de se faufiler jusqu’à nos côtes – juste pour voir s’ils y arrivent. Cela s’est déjà fait, et tout le reste ne sert qu’à faire diversion. »
Ils y réfléchirent tous ensemble. La chose avait déjà été tentée dans les deux camps. Plus récemment, en 1978, un SNLE soviétique de la classe Yankee s’était approché du bord de la plate-forme continentale, au large de la Nouvelle-Angleterre. L’objectif évident consistait à voir si les Etats-Unis pouvaient le détecter ou non. La marine avait réussi, et la question s’était alors posée de savoir s’il fallait ou non réagir, et le faire savoir aux Soviétiques.
« Bon, je, pense que nous pouvons laisser la grande stratégie aux gars qui restent au sec. Téléphonons-leur la nouvelle. Mannion, dites à l’officier de quart de remonter ; périscope dans vingt minutes. Nous allons essayer de nous éclipser et de revenir ensuite sans nous faire remarquer. » Mancuso fronça les sourcils. Ce n’était jamais facile.
Une demi-heure plus tard, le Dallas envoyait son message.
Z140925Z
SECRET DEFENSE
DE USS DALLAS
POUR COMSUBLANT
INFOCINCLANTFLT
A. USS DALLAS Z090414ZDEC
1. BRUITEUR PARTICULIER SIGNALE LE 9 RETROUVÉ LE 13 À 0538Z EN POSITION 42°35’ NORD 49°12’ OUEST ROUTE 194 VITESSE 13 IMMERSION 200
BRUITEUR SUIVI PENDANT 24 HEURES SANS RÉACTION ÉLECTRONIQUE DE SA PART
ÉVALUATION SNLE SOVIÉTIQUE GROS TONNAGE PROBABLEMENT TYPE TYPHON AVEC PARTICULARITÉ CONCERNANT PROPULSION SANS JE DIS SANS HÉLICES AVONS ÉTABLI DOSSIER COMPLET SIGNATURE ACOUSTIQUE
2. REPRENANT TENUE DE CONTACT DEMANDONS DÉFINITION NOUVELLE ZONE OPÉRATIONNELLE RÉPONSE ATTENDUE À 1030Z
Opérations Comsublant
« Tilt ! » marmonna Gallery. Il regagna son bureau en prenant grand soin de refermer la porte avant de décrocher la ligne secrète avec Washington.
« Sam, ici Vince. Ecoutez : le Dallas communique qu’il suit une grosse bête russe avec un nouveau système de propulsion silencieuse, à environ six cents milles au sud-est des Grands Bancs, cap un-neuf-quatre, vitesse treize nœuds.
— Parfait ! C’est Mancuso ? demanda Dodge.
— Bartolomeo Vito Mancuso, mon Rital préféré ! » confirma Gallery. Il avait eu du mal à l’imposer à ce commandement, à cause de son âge. Mais il avait poussé très fort. « Je vous le disais, Sam, que ce garçon était fort.
— Seigneur, vous avez vu comme ils sont près du groupe Kiev ? » Dodge étudiait son tableau de situation tactique.
« Ils sont très près, en effet, admit Gallery. Mais l’Invincible n’est pas bien loin, et j’ai également le Pogy sur place. Nous l’avons mis en place quand nous avons rappelé le Scamp. J’imagine que le Dallas va avoir besoin de soutien. La question est de savoir si nous voulons nous montrer ou non.
— Pas trop. Ecoutez, Vince, il faut que j’en parle à Dan Poster.
— D’accord. Je dois répondre au Dallas dans, merde, dans cinquante-cinq minutes. Vous connaissez le truc. Il doit quitter son but et remonter pour communiquer avec nous, puis reprendre son poste sans se faire remarquer. Faites vite, Sam.
— Ouais. » Dodge composa un nouvel indicatif téléphonique. « Ici l’amiral Dodge. Je dois parler immédiatement à l’amiral Poster. »
Au Pentagone
« Ouch. Entre le Kiev et le Kirov. Joli. » Le général Harris sortit un marqueur de sa poche pour représenter Octobre rouge. C’était un morceau de bois en forme de sous-marin, arborant le pavillon noir à tête de mort des pirates. Harris avait un curieux sens de l’humour. « Le président dit que nous pouvons le garder ? demanda-t-il.
— Si nous pouvons l’amener à l’endroit voulu, et au moment voulu, répondit le général Hilton. Le Dallas peut-il lui adresser nos ordres ?
— Bonne idée, général. » Poster secoua la tête. « Commençons par le commencement. Envoyons d’abord le Pogy et l’Invincible sur place, et puis nous réfléchirons au moyen de l’informer. S’il garde le même cap, bon Dieu, il se dirige tout droit sur Norfolk. Un culot pareil, c’est incroyable, non ? Au pire, nous pourrons toujours tenter de l’escorter jusqu’à la base.
— Dans ce cas, il faudra rendre le sous-marin, objecta Dodge.
— Il nous faut une position de repli, Sam. Si nous ne pouvions pas entrer en contact avec lui à temps, nous essaierions de faire passer plusieurs bâtiments en même temps que lui pour empêcher les Ivanoffs de tirer.
— Le droit de la mer est votre domaine, pas le mien, observa le général Barnes, chef d’état-major de l’armée de l’air. Mais vu d’ci, on pourrait fort bien qualifier leur geste comme un acte de piraterie ou de déclaration de guerre. Cet exercice n’est-il pas déjà bien assez compliqué ?
— Très juste, mon général, reconnut Poster.
— Messieurs, je crois qu’il nous faut un peu de temps pour y réfléchir. Bon, nous avons encore le temps, mais demandons tout de suite au Dallas de rester vigilant et de suivre ce saligaud, suggéra Harris. Et de nous avertir de tout changement de cap ou d’allure. Je crois qu’il nous reste quinze minutes pour le faire. Ensuite, nous pourrons faire marquer la route par le Pogy et l’Invincible.
— Parfait, Eddie. » Hilton se tourna vers l’amiral Poster. « Si vous êtes d’accord, faisons-le tout de suite.
— Envoyez l’ordre, Sam, déclara Poster.
— D’accord. » Dodge décrocha le téléphone et ordonna à l’amiral Gallery d’envoyer la réponse attendue par le Dallas.
Z141030Z DEC
SECRET DÉFENSE
DE COMSUBLANT
POUR USS DALLAS
A. USS DALLAS Z140925Z
1. CONTINUEZ POURSUITE EN COURS SIGNALEZ TOUT CHANGEMENT ROUTE ET VITESSE SOUTIEN PRÉVU SUR ITINÉRAIRE
2. ÉMISSION LETTRE G SUR TRÈS BASSE FRÉQUENCE RADIO SIGNIFIE MESSAGE OPÉRATIONNEL EXTRÊME URGENT EN ATTENTE TRANSMISSION VERS VOUS
3. AUCUNE LIMITE À VOS MOUVEMENTS – BIEN JOUÉ DALLAS CONTINUEZ SIGNÉ VICE-AMIRAL GALLERY
« Bon, voyons un peu, reprit Harris. Ce que mijotent les Russes n’a jamais été clair, n’est-ce pas ?
— Comment cela, Eddie ? interrogea Hilton.
— La composition de leur force, par exemple. La moitié des navires de surface ont un équipement antiaérien et antisurface, au lieu d’être avant tout anti-sous-marin. Et pourquoi faire venir le Kirov ? Bon, d’accord, il fait un joli navire amiral, mais ils pourraient faire la même chose avec le Kiev.
— Nous avons déjà parlé de cela, observa Poster. Ils ont fait la liste de ce qu’ils avaient, pouvant aller aussi loin à grande vitesse, et ils ont pris tout ce qui était disponible. Même chose pour leurs sous-marins, la moitié sont des bâtiments d’attaque anti-surface aux possibilités limitées contre les sous-marins. La raison, Eddie, c’est que Gorchkov veut avoir tous les éléments dont il peut disposer, à pied d’œuvre. Un bâtiment à moitié opérationnel vaut mieux que rien du tout. Même un vieil Echo pourrait avoir un coup de chance, et Sergueï doit sûrement prier à genoux tous les matins pour que la chance lui sourie.
— Même dans ce cas, ils ont séparé leurs groupes de surface en trois forces, chacune composée d’éléments antiaériens et antisurface, et c’est plutôt maigre en ce qui concerne la force anti-sous-marine. Ils n’ont pas non plus fait venir leur aviation de patrouille ASM basée à Cuba. Et ça, c’est bizarre, déclara Harris.
— Cela aurait réduit leur couverture en miettes. On ne cherche pas un SM mort avec des avions – bon, ils pourraient, mais s’ils commençaient à mettre en œuvre une escadrille d’Ours basée à Cuba, le président deviendrait fou furieux, observa Foster. Nous les harcèlerions tellement qu’ils ne pourraient rien faire. Pour nous, il s’agirait d’une opération technique, mais ils impliquent la politique dans tout ce qu’ils font.
— Très bien, mais cela n’explique encore pas tout. Les navires et les hélicos ASM qu’ils ont font du sonar à mort. C’est peut-être la façon de chercher un SM mort, mais Octobre n’est pas mort, que je sache ?
— Je ne comprends pas, Eddie, répondit Hilton.
— Comment chercheriez-vous un SM égaré, dans des circonstances identiques ? demanda Harris à Foster.
— Pas de cette façon-là, répondit Foster après un moment de réflexion. L’emploi du sonar actif de surface avertirait le SM longtemps avant qu’ils puissent avoir un contact ferme. Les grosses bêtes vivent du sonar passif. Il aurait vite fait de les entendre venir et de filer en douce. Vous avez raison, Eddie. C’est un coup fourré.
— Mais alors que foutent leurs navires de surface ? s’étonna Barnes.
— La doctrine navale soviétique veut qu’on utilise la flotte de surface pour soutenir les opérations sous-marines, expliqua Harris. Gorchkov est un théoricien tactique très potable, et il lui arrive d’être un monsieur très innovateur. Voici des années qu’il a annoncé que, pour pouvoir opérer efficacement, les sous-marins avaient besoin de soutiens extérieurs directs ou indirects, aériens ou de surface. Aujourd’hui ils ne peuvent pas agir par air aussi loin de chez eux sans opérer à partir de Cuba, et il leur serait pour le moins difficile de retrouver en plein océan un bateau décidé à ne pas se laisser retrouver.
« Par contre, ils se doutent de sa destination, vers un nombre limité d’asiles discrets, et ils ont truffé les approches de ces secteurs avec cinquante-huit sous-marins. L’objectif de leurs forces de surface n’est donc pas de participer à la chasse – encore que, s’ils avaient de la chance, ils ne s’en plaindraient pas. Les forces de surface sont là pour nous empêcher d’interférer avec leurs sous-marins. Ils peuvent y parvenir en patrouillant dans les zones où nous risquons de rencontrer leurs navires de surface, et en regardant ce que nous faisons. » Harris se tut un moment. « C’est astucieux. Nous sommes bien obligés de les couvrir, non ? et puisqu’ils sont en mission de " sauvetage ", nous devons plus ou moins faire la même chose qu’eux, et nous jouons donc du sonar actif, tandis qu’ils profitent de notre compétence ASM pour atteindre leurs propres objectifs. Nous sommes dans leurs mains.
— Pourquoi ? voulut encore savoir Barnes.
— Nous nous sommes engagés à les aider dans leurs recherches. Si nous retrouvons le SM, ils seront assez près pour le savoir, identifier le sous-marin, le localiser et faire feu – et que pourrons-nous y faire ? Rien du tout.
« Comme je le disais, ils espèrent le localiser et le détruire avec leurs sous-marins. Une acquisition par la surface ne pourrait être que de pure chance, et l’on ne peut pas compter sur la chance. Le premier objectif de la flotte de surface est donc de faire le guet pour leurs sous-marins et de nous en tenir à l’écart. En second lieu, leurs bâtiments peuvent servir de rabatteurs, pour ramener le gibier vers les torpilles – et là encore, avec nos sonars, nous les aidons. Nous fournissons de la cavalerie supplémentaire. » Harris hocha la tête, admiratif malgré lui. « Pas trop minable, n’est-ce pas ? S’il les entend venir, Octobre rouge accélérera pour gagner le port de son choix, et il tombera dans un joli piège bien fermé. Dan, quelles sont leurs chances de le coincer à l’arrivée sur Norfolk, à ton avis ? »
Foster examina la carte. Des sous-marins russes étaient en barrage devant chaque port, depuis le Maine jusqu’à la Floride. « Ils ont plus de sous-marins que nous n’avons de ports. Maintenant, nous savons que ce type peut se faire repérer, et il n’y a jamais qu’un secteur de recherche assez limité devant chaque port, même en dehors des eaux territoriales... Tu as raison, Eddie. Ils ont d’assez bonnes chances de taper dans le mille. Nos groupes de surface sont trop loin pour pouvoir intervenir. Nos SM ne savent pas ce qui se passe, nous avons ordre de ne pas le leur dire et, même si nous le pouvions, comment pourraient-ils intervenir ? Tirer sur les SM russes avant qu’ils aient commencé – et commencer une guerre ? » Foster exhala une longue bouffée d’air. « Il faudrait bien l’avertir pour qu’il s’éloigne.
— Comment ? demanda Hilton.
— Par sonar, message téléphoné, peut-être », suggéra Harris.
L’amiral Dodge secoua la tête. « L’émission s’entend à travers la coque. Si nous persistons à penser que seuls les officiers sont dans le coup, eh bien, l’équipage pourrait comprendre ce qui se passe, et alors là, nul ne peut prédire quelles en seraient les conséquences. Vous croyez que nous pourrions les forcer à s’éloigner de la côte, en nous servant du Nimitz et de l’America ? Ils vont bientôt être assez près pour démarrer l’opération. Bon Dieu ! Je ne veux pas que ce type arrive aussi près du but pour se faire descendre devant chez nous.
— Aucune chance, déclara Harris. Depuis le raid sur le Kirov, ils affichent trop de docilité. Ça aussi, c’est un joli numéro. Je parie qu’ils avaient préparé leur coup. Ils savent que c’est une provocation, de venir opérer si près de nos côtes avec cette énorme flotte, alors ils ouvrent le jeu, nous montons la mise, et ils ramassent le pli – et si nous les harcelons, nous sommes les méchants. Ils procèdent simplement à une opération de sauvetage, ils ne menacent personne. Le Washington Post de ce matin annonce que nous avons un survivant russe à l’hôpital naval de Norfolk. En tout cas, le point positif, c’est qu’ils ont mal calculé la vitesse d’Octobre. Les deux groupes vont le dépasser bille en tête, avec leurs sept nœuds d’avance.
— Si on laissait tomber les groupes de surface ? suggéra Maxwell.
— Non, répondit Hilton. Ils comprendraient que leur couverture est éventée. Ils se demanderaient pourquoi – et puis il faut continuer à couvrir leurs groupes de surface. Ils constituent une menace, même s’ils jouent à la brave petite flotte marchande.
« Ce que nous pouvons faire, c’est feindre de donner liberté de manœuvre à l’Invincible. Avec le Nimitz et l’America prêts à entrer dans la danse, nous pouvons le renvoyer chez lui. Au moment où ils dépasseront Octobre, nous pourrons en profiter. Nous expédions l’Invincible au large de leur flotte, comme s’il rentrait chez lui, et l’interposons sur le parcours d’Octobre. Reste à trouver le moyen de communiquer, cependant. Je vois bien comment disposer nos pièces maîtresses, mais ce problème-là demeure entier, messieurs. Pour le moment, sommes-nous d’accord pour placer le Pogy et l’Invincible en position d’interception ? »
A bord de l’Invincible
« A quelle distance est-il ? s’enquit Ryan.
— Deux cents milles. Nous pouvons y être dans dix heures. » le commandant Hunter marqua la position sur la carte. « L’USS Pogy arrive de l’est, et il devrait pouvoir rencontrer le Dallas environ une heure après nous. Cela nous situera à environ cent milles à l’est de ce groupe de surface quand Octobre arrivera. Bon Dieu. Le Kiev et le Kirov l’encadrent à cent milles est et ouest.
— Pensez-vous que le commandant d’Octobre s’en rende compte ? » Penché sur la carte, Ryan mesurait des yeux la distance.
« Peu probable. Il est en immersion, et leurs sonars passifs ne sont pas aussi bons que les nôtres. Et puis les conditions météo jouent contre eux. Un vent de surface de vingt nœuds peut handicaper sérieusement un sonar, même à cette profondeur.
— C’est à nous de l’avertir. » L’amiral White étudiait la direction opérationnelle. « Sans nous servir d’engins acoustiques.
— Comment diable peut-on faire cela ? On ne peut pas communiquer par radio à cette profondeur, observa Ryan. Même moi, je le sais. Mon Dieu, ce type a parcouru quatre mille milles, et il va se faire tuer en vue de son objectif.
— Comment communiquer avec un sous-marin ? »
Le commandant Barclay se redressa. « Messieurs, nous n’essayons pas de communiquer avec un sous-marin, nous essayons de communiquer avec un homme.
— Dites-nous votre pensée, suggéra Hunter.
— Que savons-nous de Marko Ramius ? » Les yeux de Barclay se rétrécirent.
« C’est un cow-boy, le commandant de sous-marin type, il croit qu’il peut marcher sur l’eau, répondit le commandant Carstairs.
— Qui a passé presque toute sa vie dans des sous-marins d’attaque, ajouta Barclay. Marko a joué sa vie sur le pari qu’il pourrait se faufiler dans un port américain sans se faire repérer. Pour l’avertir de ne pas y aller, il faut démolir cette confiance qu’il a.
— Il faut d’abord lui parler, intervint fermement Ryan.
— C’est ce que nous allons faire », répondit Barclay avec un sourire, car l’idée avait maintenant pris forme dans son cerveau. « Il était commandant de sous-marin d’attaque. Il pense sûrement encore à la manière d’attaquer ses ennemis, et comment un commandant de sous-marin fait-il cela ?
— Dites ? » demanda Ryan.
La réponse de Barclay était manifestement la bonne. Ils discutèrent de son idée pendant une heure entière, puis Ryan la transmit à Washington pour approbation. Un rapide échange de renseignements techniques suivit. L’Invincible allait devoir effectuer la rencontre en plein jour, et ce n’était pas le moment. L’opération fut reculée de douze heures. Le Pogy se rallia à l’Invincible, et se tint en guet sonar à vingt milles à l’est. Une heure avant minuit, l’émetteur ELF du Nord-Michigan transmit un message : « G. » Vingt minutes plus tard, le Dallas remontait près de la surface pour recevoir les ordres.